Chapitre 6
Un arpenteur. Bien que je n’aie jamais entendu ce terme, je comprenais le concept. Quand nous mourons, la plupart d’entre nous vont dans l’au-delà, mais quelques-uns restent en arrière. Certains sont ce que le comptable sans tête prétendait être : des esprits piégés à cause d’affaires inachevées. D’autres ne sont pas vraiment piégés. Comme la femme qui pleurait dans la maison de Savannah, ils s’attardent parmi les vivants en croyant simplement avoir des affaires inachevées.
C’était peut-être le problème de ce comptable sans tête, mais j’aurais parié qu’il appartenait à la deuxième catégorie de ces « arpenteurs », ceux qu’on envoyait dans ces limbes pendant quelque temps après leur mort. Si c’était le cas, il n’irait nulle part jusqu’à ce que les puissances supérieures décident qu’il avait retenu la leçon. À ce rythme, il allait continuer à harceler des nécromanciens jusqu’au prochain millénaire. Mais je m’apprêtais à en rayer une de sa liste.
Comme ma proie était coincée dans cette dimension et ne pouvait se téléporter ailleurs, il me fut assez facile de la filer. Bien que je le suive à moins de quinze mètres, le type ne remarqua jamais rien. Je m’étais changée pour enfiler un ample coupe-vent et un jean, j’avais attaché mes cheveux en queue-de-cheval et mis une casquette de base-ball. Je tenais prêt un sort de camouflage, avec mon sort aveuglant à titre de renfort, même si j’ignorais dans quelle mesure l’un ou l’autre fonctionnait dans cette dimension. J’avais encore beaucoup à apprendre.
Je le filai comme un privé à travers la moitié de la « Cité des vents », empruntant deux bus de ville plus le métro. Puis il traversa la pelouse du bâtiment le plus laid que j’aie jamais vu. Il me rappelait mon lycée, qui avait toujours eu – à mes yeux – l’aspect d’une prison. Ce qui venait en partie de mon propre ressenti par rapport à l’éducation officielle, mais je vous jure que l’architecte de cette école en voulait aux étudiants. Il avait dû passer son adolescence enfermé dans un casier et jurer de se venger sur toutes les générations à venir. Le bâtiment était fait de la même brique couleur excrément, possédait la même façade haute et terne, les mêmes minuscules fenêtres. Il était même entouré par une clôture similaire de trois mètres.
La première idée qui me traversa l’esprit fut, bien entendu : prison. Ça paraissait un endroit approprié où enfermer M. le Chauffard ivre. Mais quand je passai devant l’antique pancarte placée devant le bâtiment, j’y lus : HÔPITAL PSYCHIATRIQUE DE DALEWOOD. Le comptable sans tête traînait donc dans un hôpital psy ? Ça n’avait pas l’air de lui faire grand bien.
Dans le parking, j’attendis derrière un monospace que mon fantôme entre par une porte latérale, où une demi-douzaine de membres du personnel prenaient leur dose de nicotine, formant un groupe compact pour se protéger du froid tandis que le soleil descendait en dessous de l’horizon. Je traversai la bande dépourvue d’herbe au milieu du gazon, contournant les fumeurs. À deux pas de la porte, un garçon de salle costaud et laid comme un bouledogue s’avança sur mon chemin. Je ne ralentis pas, car je m’attendais à le traverser. Au lieu de quoi je percutai un mur solide de graisse et de muscle. Encore un fantôme. Merde.
— Tu vas où comme ça, gamin ? grommela-t-il. Lorsque je levai la tête, il cligna des yeux en comprenant qu’il s’était trompé de sexe.
— Écoutez, madame, c’est une propriété privée. Si vous voulez vous joindre à nous, faut parler à Ted.
Je le regardai droit dans les yeux et déclenchai mon pouvoir aveuglant.
— Vous êtes sourde ou quoi, ma grande ? dit-il. Je sais que je suis sexy, mais vous n’êtes pas mon genre. Arrêtez de me mater et foutez le camp ou je vais devoir présenter ma botte à vos jolies fesses.
J’ai beau être prompte à faire payer une insulte, je le suis également à reconnaître un obstacle quand j’en vois un. D’accord, j’aurais pu lui botter le train à l’ancienne mode, mais j’aurais risqué d’avertir ma proie. Je marmonnai donc une excuse hypocrite et fis marche arrière jusqu’au bout de l’allée.
Quand j’étais gamine et que ma mère me sermonnait pour que je m’inscrive à des activités en dehors de la classe, j’avais choisi l’athlétisme. Et j’étais plutôt douée. J’étais allée jusqu’à la finale municipale. Je me rappelle encore ce moment où je me trouvais en position sur les starting-blocks, devant une foule qui comprenait ma mère et toutes les Aînées du Convent. Je m’accroupis, en attente du coup de pistolet qui donnera le départ, puis je bondis… et je tombe à plat ventre quand mon lacet se prend dans le starting-block. Je me sentais à peu près comme ça en ce moment même. Mon premier boulot dans le monde des esprits, et je mordais la poussière dès la ligne de départ.
Pire encore, mon erreur était inexcusable, comme lorsque j’avais oublié de lacer ma chaussure. Le videur arpenteur savait très clairement que j’étais un fantôme – raison pour laquelle il s’était placé en travers de mon chemin. Comment l’avait-il deviné ? J’avais pris soin de ne rien traverser. Et pourquoi est-ce que je n’avais pas compris sa nature à lui, moi ? Un des talents de base de l’au-delà. Il était temps de reconnaître que j’avais besoin d’aide.
Ma maison se trouvait dans le quartier historique de Savannah. Avant la naissance de ma fille, j’avais parcouru le monde surnaturel en quête des plus grandes sources de pouvoir, et plusieurs d’entre elles se trouvaient là-bas. J’avais adoré l’endroit. Je ne sais pas pourquoi. Savannah était l’archétype même du charme sudiste raffiné, alors que je ne possédais pas une once de charme ni de raffinement, pas plus que je le souhaitais. Mais cette ville faisait vibrer une corde en moi, au point que j’avais donné son nom à ma fille. Après ma mort, comme on m’avait laissé décider où je voulais vivre, j’avais choisi Savannah.
Ma maison était un manoir à un étage datant d’avant la guerre de Sécession, dont chaque niveau était équipé d’une véranda et de minces colonnes cerclées de lierre. Une clôture de fer forgé entourait le minuscule jardin, qui était rempli de tellement de palmes, fougères et rhododendrons que je n’avais jamais vu le moindre brin d’herbe.
Kristof l’appelle ma maison de « belle dame sudiste », et il rit chaque fois qu’il le dit. Quand il me taquine, je lui rappelle où il a atterri. Je vous parle d’un homme qui a passé sa vie dans des appartements de grand standing de 900 m2, avec tous les équipements modernes possibles à portée de main et un personnel prêt à les faire fonctionner pour lui s’il ne souhaitait pas abîmer les mains en question. Et où avait-il choisi de vivre dans l’au-delà ? Sur un bateau. Pas un immense yacht de luxe, mais un minuscule house-boat qui grinçait comme s’il allait se fendre en deux.
Kris ne devait pas s’y trouver actuellement. Il devait être à l’endroit même où il passait presque toutes ses soirées depuis deux ans et demi : chez moi. Il avait commencé par y passer dès qu’il avait compris que nous partagions la même dimension fantomatique. Moins d’une semaine après sa mort, il s’était pointé à ma porte, était entré et s’était installé confortablement, comme il le faisait dans mon appartement treize ans plus tôt.
Au début, je n’avais pas su comment réagir, j’avais attribué son comportement au choc lié à la mort et je lui avais dit, très gentiment, que je ne pensais pas que ce soit une bonne idée. Il m’avait ignorée. Il avait continué alors même que j’étais passée à des formes de refus moins polies. Au bout d’un an, comme je ne prenais plus la peine de protester par autre chose qu’un profond soupir, il avait compris qu’il avait gagné. Désormais, je m’attendais à l’y trouver, et je guettais même ses visites avec impatience.
Quand je regardai par la fenêtre de devant l’espace d’une seconde, je vis donc exactement ce à quoi je m’attendais : Kristof assis dans son fauteuil préféré devant un feu crépitant, en train de savourer un whisky single malt avec ses lectures du soir habituelles : une BD ou un vieux numéro de la revue Mad. Puis l’image s’évanouit et je vis, à sa place, une cheminée vide, un fauteuil vide et une carafe bouchée.
Je clignai des yeux, contenant une bouffée de panique. Kristof se trouvait toujours là, aussi fiable que les marées. Enfin, à part le jeudi, car on… Merde ! On était bien jeudi, non ?
Je m’empressai de réciter une incantation de voyage et ma maison disparut.
Une rafale d’air glacial me heurta. Le froid du sol de ciment, à vous glacer les os, traversa la semelle de mes baskets. Devant moi se trouvait une plaque de Plexiglas, constellée de tant d’éraflures que j’allais devoir faire appel à mes pouvoirs d’Aspicio pour voir à travers. Sur ma droite s’étiraient des gradins de bois tellement usés que je n’aurais jamais pu deviner leur couleur d’origine.
Je traversai le Plexiglas en direction d’une section de gradins ouverte. Deux équipes de fantômes filaient sur la glace, faisant voler leurs patins, tandis que leurs rires et leurs cris se mêlaient à ceux qui provenaient des gradins. Je balayai la glace du regard à la recherche de la tête blonde de Kris. Je le trouvai au premier endroit où je regardai : la surface de réparation.
Le hockey avait toujours été la passion secrète de Kris. Secrète parce que ce n’était pas un loisir approprié pour un Nast, surtout un héritier. Un fils des Cabales était autorisé à pratiquer deux sports. Le golf, parce que beaucoup d’accords se négociaient sur un green, et le racquet-ball, parce qu’il n’y a rien de tel que de battre vos vice-présidents à plate couture pour leur montrer pourquoi ils ont tout intérêt à ne jamais vous contrarier en salle de conférence. Le base-ball et le basket étaient de bons sports auxquels assister en tant que spectateur pour impressionner les partenaires potentiels avec des sièges aux premières loges. Mais le hockey ? C’était à peine mieux que le catch. Les Nast n’assistaient pas aux matchs de hockey et n’y auraient joué pour rien au monde.
Enfant, Kristof n’avait jamais ne serait-ce qu’enfilé une paire de patins. Pas étonnant pour un natif de la Californie. À Harvard, un de ses colocataires appartenait à l’équipe de hockey. Montrez à Kristof quelque chose qui paraît amusant et vous pouvez être sûr qu’il va tenter le coup. Une fois de retour à L.A., il avait rejoint une division sous un faux nom pour que son père ne l’apprenne pas.
Quand nous étions ensemble, j’avais assisté à tous ses matchs. Pourtant, je le faisais mariner chaque semaine en lui disant que je viendrais peut-être si j’avais le temps mais qu’il ne fallait pas qu’il compte sur moi. Bien entendu, je n’avais jamais manqué un seul match. Je ne résistais jamais à l’envie de le voir jouer, rayonnant derrière son masque tandis qu’il s’élançait sur la glace, souriant quand il marquait un but, manquait son coup ou se faisait rétamer. Même assis dans la surface de réparation, il avait le plus grand mal à rester impassible. Comment aurais-je pu manquer ça ?
Il avait rejoint cette équipe du monde des esprits six mois plus tôt et nous étions, à ce moment-là, assez proches pour que je fasse en sorte de toujours me trouver dans les gradins pour le regarder.
Je consultai le tableau d’affichage et me demandai si je devais attendre la pause ou retourner à l’hôpital et tenter de me débrouiller seule. Je m’apprêtais à me téléporter vers le jalon de retour que j’avais laissé sur place, quand Kristof se laissa tomber contre la balustrade tout près de moi, assez fort pour me faire sursauter.
— Salut, beauté, dit-il.
Il m’adressa un sourire si large que mon cœur fit un double salto arrière. Je sais bien que c’est impossible pour un fantôme, mais je vous jure que je le sentis bondir, comme toujours depuis la première fois que j’avais vu ce sourire ; la porte donnant accès à « mon » Kris, celui qu’il cachait à tous les autres.
Il planta les avant-bras sur la balustrade et se pencha, tignasse rabattue en avant, décoiffée par l’impact lorsqu’il s’était laissé tomber. Je résistai à la tentation de tendre la main pour la lisser, mais je m’autorisai à avancer d’un pas, assez près pour le toucher.
— Je te croyais dans la surface de réparation, lui dis-je.
— On me laisse sortir de temps en temps.
— Bande d’idiots.
Nos regards se croisèrent et son sourire s’élargit d’un demi-centimètre supplémentaire. Nouveau double salto de midinette – suivi par une vague de chaleur très peu midinette. Il se pencha encore davantage sur la balustrade, ouvrant les lèvres pour dire quelque chose.
— Hé, Kris ! brailla quelqu’un derrière lui. Si tu veux flirter avec Eve, dis-lui de te retrouver dans la surface de réparation. Tu y retourneras très vite.
Kristof lui montra son majeur ganté.
— Il a raison, lui dis-je tout en reculant. Il est l’heure de jouer, pas de parler. Je voulais simplement te dire que je suis désolée d’être en retard. J’étais occupée et j’ai totalement oublié.
Il soupira doucement tandis que son sourire s’évanouissait.
— De quoi est-ce que Savannah a encore besoin ?
— Sav… ?
Comme j’avais passé des jours dans la salle du trône et cette dimension déserte où le temps s’écoulait différemment, j’avais oublié que ma dernière rencontre avec Kristof, en réalité, remontait à quelques heures à peine.
— Non, il ne s’agit pas d’elle, lui dis-je. Ce sont les Parques qui m’ont donné de quoi m’occuper. On dirait que tu n’es pas le seul à estimer que j’ai besoin de travailler.
— Les Parques ? Qu’est-ce que… ?
Un cri d’un de ses coéquipiers l’interrompit. Il fit signe qu’il arrivait tout de suite.
— Vas-y, lui dis-je. Je pourrai t’en parler plus tard.
— Nan nan. Pas question que tu me balances ça pour me narguer et que tu te barres ensuite. Ne bouge pas d’ici.
Il patina en direction de ses coéquipiers et, quelques minutes plus tard, il avait quitté la patinoire, retrouvé ses habits civils et m’escortait dehors pour discuter.
— Alors comme ça, on joue les chasseuses de primes pour les Parques ? demanda-t-il en s’installant sur une balançoire à l’extérieur de la patinoire. Eh bien, si ça t’empêche d’être obsédée par… (Il ravala la fin de sa phrase.) Si tu as besoin de savoir comment traiter avec les hanteurs, tu t’adresses à la bonne personne.
— Tu as déjà pratiqué la hantise ?
— Ça t’étonne ?
J’éclatai de rire.
— Pas vraiment.
— J’ai tenté le coup. Pour comprendre où était l’intérêt. C’est un passe-temps pour les lâches et les petites brutes. Mais j’en ai appris assez pour t’aider à t’occuper de ce type. D’abord, il faut que tu apprennes comment éviter les arpenteurs sans qu’on t’identifie comme fantôme.
Il bondit au bas de la balançoire et atterrit maladroitement, mais retrouva son équilibre avant de basculer.
— Leçon de hantise numéro un, c’est parti.
— Tu n’es pas obligé de…
— Je sais.
Il referma les doigts sur les miens et l’on disparut.
Une fois de retour dans le stade, on changea de dimension pour glisser de nouveau dans le monde des vivants. De l’autre côté de la barrière de Plexiglas, une troupe d’enfants en âge préscolaire s’avançait en titubant sur de minuscules patins à glace. Vêtus de combinaisons de ski qui les faisaient paraître aussi larges que hauts, ils tanguaient comme une troupe de pingouins ivres, s’efforçant de franchir les quelques mètres qui les séparaient de leur moniteur. L’un de ceux qui étaient près du milieu bascula et renversa plusieurs de ses camarades. Un cri s’éleva et un troupeau de parents se précipita. Quelques gamins aux abords du groupe décidèrent de tomber eux aussi, histoire de ne pas se retrouver exclus du mouvement de compassion collectif.
— Tu as dû apprendre à Sean et Bryce comment… (Je m’interrompis en remarquant que j’étais seule.) Kris ?
— Eve !
Kristof se mit à glisser sur la glace, levant les bras tout en tournoyant sur la pointe de ses chaussures. Je réprimai un rire.
— Test numéro un, brailla-t-il. À quoi voit-on que je suis un fantôme ?
— Au fait que tu te tiennes au milieu d’une patinoire en mocassins et chemise de golf sans que personne se mette à hurler : « Virez-moi ce taré de la glace ! »
Il sourit et glissa sans patins jusqu’aux gradins. Quand il atteignit la porte, il en saisit le rebord à deux mains et bondit. Quinze ans plus tôt, il aurait été capable de la franchir sans problème, même vêtu de tout son attirail de hockey. Mais aujourd’hui…
— Au moins, tu as réussi à passer par-dessus, lui lançai-je tandis qu’il se relevait.
— Tu sais, je déteste me plaindre, dit-il en brossant de la poussière invisible de son pantalon. Les Parques nous débarrassent de toutes les petites douleurs liées à l’âge, et c’est génial, mais ça les tuerait de nous rendre un peu de souplesse ?
Je posai une jambe en haut de la balustrade.
— Je ne vois pas le problème.
Il feignit de me fusiller du regard.
— Personne n’aime les frimeuses, Eve. Et je pourrais te faire remarquer que si j’étais mort à trente-sept ans, au lieu de quarante-sept, j’aurais été capable de faire ça, moi aussi.
— Bonne excuse.
— Et je m’y tiens. Passons au test numéro deux.
Avant que je puisse protester, il courut vers un groupe de parents qui traînaient devant la balustrade.
— Et maintenant, à quoi tu vois que je suis un fantôme ? cria-t-il.
— Au fait que tu traverses les objets. Je sais déjà tout ça, Kris. C’est du simple bon sens. Si je veux qu’un fantôme me prenne pour un être vivant, je dois me comporter comme tel. Quand je suis passée près de ce groupe de gens devant l’hôpital, je les ai contournés.
— Ah, mais tu as oublié un détail. Dernière démo. De niveau professionnel cette fois.
Il gravit en sautillant une demi-douzaine de marches, puis pénétra dans un couloir des gradins. Tandis qu’il frôlait les gens, il prit soin de faire semblant d’éviter leurs genoux, murmurant même « Excusez-moi » de temps à autre. À mi-chemin, il se retourna et leva les mains avec l’air de guetter ma réaction.
Je secouai la tête.
— Tu m’aurais bien eue.
— Seulement parce que toi, tu n’as jamais pratiqué la hantise. Les hanteurs doivent se montrer extrêmement prudents. Si l’on tombe sur le mauvais fantôme, on se fait dénoncer en un clin d’œil. Donc, je vais réessayer, et cette fois, ne me regarde pas. Regarde-les, eux.
Il revint vers moi, évitant toujours les genoux et chuchotant des excuses. J’observai le visage des gens devant lesquels il passait, mais ne vis rien. Ils continuaient à vaquer à leurs occupations, comme si…
— Ils font comme si tu n’étais pas là, dis-je. C’est ça. Ils ne réagissent pas à ta présence.
— Exact, dit-il tandis qu’il descendait les marches en trottinant. Dans cet hôpital, tu es passée près d’un groupe et personne n’a regardé dans ta direction. Ce n’est pas naturel. Surtout s’il y avait des hommes parmi eux.
Avec un clin d’œil, il me jaugea de la tête aux pieds. Si j’avais été vivante, j’aurais certainement rougi. Mais Kris se contenta de sourire et de me détailler une liste rapide de conseils, après avoir lancé ce compliment avec la même désinvolture que s’il commentait le temps. Typique. Kris connaissait toutes les astuces, toutes les façons de dire « Je veux que tu reviennes » sans jamais prononcer ces mots. Un compliment désinvolte, un regard qui s’attarde, un contact occasionnel… de petits détails idiots qui me filaient le vertige.
Moi aussi, je voulais le retrouver. Aucun doute là-dessus. Ça ne m’avait jamais passé, et il y avait des moments où j’éprouvais en le regardant un pincement de nostalgie et me demandais pourquoi donc je me retenais. Je n’irais nulle part où je ne suis déjà allée. Et c’était la raison même qui m’empêchait de passer à l’étape suivante. J’étais déjà passée par là.
Je n’étais pas faite pour les relations. Je n’avais jamais ressenti le besoin de partager ma vie, jamais cherché la compagnie des autres pour davantage qu’une vague amitié ou des contacts professionnels. Chaque fois que quelqu’un parvenait à franchir cette barrière – Ruth Winterbourne, puis Kristof, puis Savannah – je lui faisais faux bond à travers des choix qui paraissaient la justesse même sur le moment. Malgré mon envie de dire que je résistais actuellement à Kristof pour éviter de lui faire du mal, je savais qu’en réalité, je me protégeais autant sinon plus.
Kris termina sa liste de conseils.
— C’est tout ce qui me vient à l’esprit pour l’instant. Il est temps de mettre la théorie en pratique.
— En pratique ? Tu veux dire avec les hanteurs ? Merci pour la proposition, mais…
— Ce n’est pas une proposition, c’est un ordre. Tu me dois une faveur.
— Une faveur ? bredouillai-je.
— J’ai voulu te donner du travail au tribunal – ce qui m’aurait fourni une excuse pour me lancer dans des aventures autrement indignes d’un membre estimé du système judiciaire. Tu as refusé. Tu m’as privé de ma première occasion de faire du grabuge depuis…
— Des heures. Voire des jours.
Il m’adressa un sourire.
— Beaucoup trop longtemps. Maintenant que tu m’offres une possibilité de rechange, je ne compte pas la laisser m’échapper.
— Donc je ne peux plus me débarrasser de toi ?
Son sourire s’élargit.
— Plus jamais, pour l’éternité.
Je marmonnai à mi-voix, saisis sa main et nous téléportai vers mon jalon.
Avant qu’on ait assez approché de l’hôpital pour que le videur fantôme me reconnaisse, on se faufila vers l’arrière. Une fois à l’intérieur, on se mit en quête de nos hanteurs. On les retrouva très vite. Il suffisait de suivre les hurlements.